dimanche 28 septembre 2008

bonheurs et colères

Difficile de continuer à remonter le temps sans parler du présent. Parce que les évènements s'accélèrent et qu'une implantation, ça se prépare. Il ne s'agit pas, pour le chirurgien de se retrouver le scalpel d'une main et les électrodes dans l'autre, en se demandant où elles seront le mieux à leur place.
Donc, les rendez-vous se succèdent, et les belles rencontres aussi.
J'ai eu la chance d'être sourde pour pouvoir rencontrer le Professeur MEYER. Il existe des gens rares, au sens de précieux, et Monsieur MEYER en fait partie, et je suis tout à fait consciente du privilège que j'ai eu à le rencontrer.
Avec lui, je ne me suis pas sentie sourde, c'est extraordinaire parce que c'est après le rendez-vous que je m'en suis rendue compte. Tous les spécialistes de l'audition que j'ai rencontrés ou presque, otorhino comme prothésistes, m'ont toujours obligée à tendre l'oreille, à recourir à toutes les stratégies habituelles du sourd face à l'entendant, avec l'agacement et la colère en plus. J'ai en face de moi des praticiens informés et ils se comportent comme si tout allait bien pour moi. Hé, je suis là, regardez-moi vraiment : je suis sourde, articulez, parlez plus fort, non, pas la main devant la bouche, et redressez la tête quand vous me parlez, que je puisse lire sur vos lèvres...
Monsieur MEYER est grand, du moins m'a-t-il semblé alors que j'étais installée dans le fauteuil de consultation. Il a le regard franc, direct et bienveillant, qui m'a renvoyé à Monsieur AYACHE, ce premier otorhino consulté en pleine crise de vertiges alors qu'on était prêt à m'expédier à l'hôpital Clade Bernard pour explorer la piste d'un virus tropical. Le regard de quelqu'un qui sait ce que je ressens, ce que je vis, ce que j'attends, et ce qu'il peut m'offrir. Il a aussi le verbe haut et clair de qui connait ce dont il parle. J'ai rencontré un humaniste vivant, pas un pétrifié dans les livres, mais un qui vit et qui donne à vivre. Et j'ai rencontré aussi un émerveillé convaincu qu'il n'a pas fini d'explorer les mystères de cette oreille qui le passionne depuis si longtemps. Chaque patient est une rencontre unique qui alimente les champs de son savoir toujours en friche, qui l'enrichit sans le figer. Il n'est pas venu le temps des sentences et des conclusions définitives. Monsieur MEYER l'a bien compris, chaque être est différent, chaque réponse au handicap témoigne de la diversité de l'humain et il continue d'enrichir ses connaissances en sachant que jamais il ne parviendra à écrire le mot "fin".
J'ai essayé de ne perdre ni temps ni énergie à me lamenter sur mon sort. Jamais je n'ai crié à l'injustice de la malentendance. Au contraire. j'estime même que ces oreilles déficientes m'ont, paradoxalement, permis d'être plus et mieux à l'écoute des autres, et dans mon métier d'enseignante, c'est une aide précieuse et irremplaçable.
Hier, une petite (grosse?) frustration m'a permis, enfin, de comprendre ce qui me permettait de continuer à interagir dans le monde des entendants avec autant de perte auditive. Ce qui m'avait permis de vivre comme tout le monde, alors que les récits témoignent souvent de difficultés d'intégration, de dénis, de maltraitance même...

En septembre, une décision s'est imposée : impossible de faire la rentrée. J'avais toujours dit que le jour où je ne me sentirais plus capable de prendre ma classe avec toute la compétence et la sécurité requises, je saurais me retirer avec tout le tact nécessaire pour que personne ne souffre de ma défection. J'ai donc été présente le jour de la pré-rentrée, et le soir même, après avoir consulté collègues et inspecteur, j'étais chez mon otorhino afin de récupérer un congé de maladie. Le lendemain, je passais une très longue journée à l'école, alors que j'étais très officiellement en congé. Diverses activités au menu : d'abord accompagner mes petits de l'année dernière dans leur nouvelle classe et auprès de leur nouvel(le) enseignant(e). Avoir SA "maîcresse" de l'année dernière, qui est aussi LA première, ça aide à accepter ce nouveau départ. Cela m'a permis, si j'en ai jamais douté, de constater que je n'entendais vraiment plus rien de compréhensible et que j'avais pris la seule et sage décision possible. Le contact avec les parents a été à la hauteur de nos relations habituelles, chaleureux, pleins d'encouragements et de manifestations d'estime et d'empathie.
Ensuite, je suis allée mettre un peu d'ordre dans la classe afin de faciliter l'installation de ma remplaçante. A midi, je suis allée acheter du matériel à IKEA afin d'aménager un système de rangement permettant, d'une part, de libérer le plan de travail de mon bureau, toujours encombré d'outils scripteurs divers, et d'autre part, de garantir un ergonomie parfaite dans l'accès au matériel de peinture. L'après-midi, ma remplaçante est arrivée, et j'ai pu lui expliquer comment je gérais ma classe, tout en l'assurant qu'elle pouvait faire ce qu'elle voulait de ces informations : elle était désormais chez elle, jusqu'à ce que je revienne. Elle pouvait piocher dans mes archives personnelles autant qu'elle voulait. Je rechigne à me dire "artiste", mais c'est comme cela que me qualifient ceux qui me croisent. J'ai donc mis à sa disposition des créations originales, de même qu'un mode de fonctionnement qu'elle ne trouvera nulle part ailleurs. Je me suis tenue à ce que je lui avais dit : je ne mettrai pas les pieds dans ce qui était ma classe jusqu'à ce que je me sente à nouveau apte à assurer mes fonctions. Je n'y suis revenue qu'une seule fois pour achever la décoration du coin bibliothèque : une nécessité qui s'est imposée le jour de la pré-rentrée et alors que je savais que je partais pour un long congé.

Dès ce jour, je n'avais pas manqué de signaler que je tenais absolument à être là pour la traditionnelle première réunion d'information aux parents. J'avais senti des réticences aussi, les 3 autres fois où j'ai dû retourner à l'école, j'ai encore insisté sur mon désir d'être là, non comme un caprice, mais comme une nécessité imposée par le fait que je suis, reste et demeure l'enseignante titulaire du poste, et que je devrais le retrouver dans le courant de l'année scolaire. Autant que les nouveaux parents connaissent ma tête! A chaque fois, je me suis fait préciser la date. A chaque fois, j'ai senti qu'on se faisait violence pour me communiquer ces informations.

Tous les ans, nous organisons 2 matinées d'informations, en distinguant les petits des autres sections, pour une question tout à fait pratique : les enseignants non concernés pouvant assurer la garde des enfants dont certains parents ne peuvent confier la garde à un tiers durant ce temps de réunion. Et la réunion commence, stratégiquement, à 10h, parce que c'est samedi, et qu'on espère un maximum de parents. Plus tôt, c'est trop tôt pour un week-end!

Mais cette année est particulière : il n'y a plus d'école le samedi matin, et ces matinées font l'objet d'une planification très contrôlée par l'administration. C'est ce que j'ai appris hier matin. Je m'apprêtais à me rendre à cette réunion pour 10h, comme d'habitude, quand j'ai été prise d'une vraie fulgurance : à 8h50, je réussis à joindre l'école et on ne pût me cacher que la réunion était sur le point de commencer, mais que je n'avais pas à y assister, vu que j'étais en congé de maladie!. Il est clair que, volontairement, on ne m'avait pas informée, mais qu'on ne pouvait tout de même pas me raconter des mensonges. Foin de mon petit déjeuner, je sautais dans mes vêtements après une toilette de chat, et me retrouvais dans un préau très très rempli : les 2 réunions habituelles étaient fusionnées en une seule, selon les nouvelles directives administratives.

J'ai rejoint les collègues assises face à l'auditoire, et entourées de tous les personnels intervenants dans l'école, hors les personnels de service. Je suis arrivée juste à temps. Ma directrice-collègue a pris la parole en annonçant qu'elle allait présenter les membres de l'équipe. C'était moi la première. Après l'énoncé de mon nom et de mes qualités, j'ai demandé à prendre la parole et j'ai fait ce que j'avais dit que je ferais, ni plus ni moins. Il n'y avait pas là de quoi me priver de cette réunion!

"Je suis en congé de maladie, mais je ne suis pas malade. Je suis une enseignante handicapée, et je pense que les enseignants comme moi sont suffisamment peu nombreux pour qu'on puisse le souligner. Je suis malentendante, je préfère dire sourde. En juin dernier, j'avais perdu 95db, en septembre, j'étais à -100, et mon dernier audiogramme, il y a une semaine a accusé une perte de 110. Je suis appareillée, mais à ce niveau, cette technologie m'est de peu de secours. J'entends tout juste ma propre voix. Je suis dans l'attente d'un implant cochléaire, une petite merveille de technologie qui devrait me permettre de réentendre suffisamment pour pouvoir reprendre mes activités et même, un jour, de réécouter de la musique. J'ai été remplacée par ma collègue S. Je sais que vos enfants sont entre des mains compétentes. Je tenais à ce que vous puissiez mettre un visage sur le nom de la titulaire de la classe. Je reprendrai mes fonctions dès que je maîtriserai ma nouvelle oreille bionique".

Je me suis éloignée du groupe pour partir. A ce moment les parents ont spontanément applaudi et j'ai pu lire sur les lèvres des visages dont j'ai croisé les regards tout un tas de "merci" et de "bon courage "et même des "à bientôt".
A la porte, une petite fille en larmes s'est jetée dans mes bras : elle ne voulait pas que sa maîtresse s'en aille.
Et j'ai compris, à ce moment, comment et pourquoi j'avais réussi à assurer ma classe avec une telle perte auditive.

Je regrette seulement de n'avoir pas eu cette révélation quelques minutes auparavant. J'aurais remercié les parents de leur respect, de leur confiance sans faille, de leur patience, de leur empathie, de leur affection. Ce sont eux qui m'ont permis de rester debout et digne et humaine, eux que chaque début d'année, à chaque réunion, je remerciais de me confier leur enfant en les assurant que nous avions tous le même souci : les faire grandir dans la joie de vivre, l'harmonie et la connaissance. Je n'ai jamais éludé un problème, et chacun a vite compris que je n'épargnerais pas les adultes si l'intérêt d'un enfant était en jeu. Il est difficile de rencontrer 100% d'adhésion, mais le taux d'échec de ce mode de confiance avoisine le zéro.

J'ai oublié tout de même une personne extrêmement discrète et efficace avec laquelle on pourrait presque évoquer une fusion, si elle n'avait conscience des limites de sa fonction. N., mon atsem (quelle terme barbare et réducteur pour évoquer l'ange gardien de notre bien-être matériel), a été bien plus que l' atsem de la classe. Elle a fait bien plus que laver les pinceaux, changer les petits accidents de la vie, et installer les lits de la sieste. Elle a été mes oreilles quand les miennes faisaient défaut, elle a fait le lien avec les parents avec efficacité et discrétion, elle a pallié à mes incompréhensions, non seulement avec patience, mais aussi avec respect et je pense, affection.
Je sais qu'elle souffre de mon absence. elle avait les yeux rougis la dernière fois que nous nous sommes vues. Elle sait qu'elle ne retrouvera jamais une maîtresse aussi "folle" que moi. Un parent m'a dit un jour : vous êtes une originale et c'est pour ça et comme ça qu'on vous veut et qu'on vous aime. Avec N., j'improvise des sketches, nous jouons des mini-scènes pour mettre en place des exercices. La première fois que j'ai extirpé de mon tiroir coincé une souris grise en plastique dur, vestige d'un halloween passé, en la tenant d'un air dégoûté par la queue, elle a eu un cri spontané qui a désamorcé la peur des enfants et les a fait éclater de rire. J'ai ensuite sorti une 2ème puis une 3ème souris qui ont fini accrochées par une pince à linge sur le grand fil tendu en travers de la classe. 3 souris pour le chiffre 3 que nous apprenons aussi, dans la lancée, à décompter sur les doigts. La collection s'étoffera dans les jours qui suivront d'autres accrochés de consistance différentes pour enrichir, non seulement le domaine des math, mais aussi vocabulaire et expériences sensorielles : 1 sorcière rigolote sur un minuscule balai, 2 rats (un beige rosé en peluche douce (IKEA) et un autre hyper réaliste en caooutchouc rempli de sable, donc au contact assez étonnant, ni vraiment mou, ne dur non plus).
Tous les ans, cette scène se reproduit, en oactobre, au moment privilégié de la petite collation. Et tous les ans, N. crie d'horreur en me voyant sortir une souris de mon tiroir.
Les parents sont parfois un peu surpris par la nature des "accrochés", mais comme cela se passe au moment d'Halloween...finalement, c'est moins pire dans ma classe que dans certaines vitrines! L'année dernière, comme je n'arrivais pas à retrouver ma sympathique petite sorcière, une maman m'en a rapporté une, avec des yeux rouge qui clignotent et et un rire terrible qui jaillit quand on lui appuie sur le bras droit. Un enfant a eu peur (il y avait de quoi, tout de même). J'ai rangé la sorcière pour la ressortir parfois à le demande. Petit à petit, cette sorcière maîtrisable puisqu'on pouvait l'enfermer dans le placard, a conquis jusqu'à mon petit effrayé qui a fini par vouloir la faire fonctionner aussi. Ce jour-là, elle a gagné sa place parmi les accrochés.

A la fin de l'année, les élèves manipulent tout un tas de petites bêtes en plastique qui font pousser des cris à bien des adultes. En mai dernier, c'est avec des regards d'entomologistes que mes élèves sont partis à la chasse des vraies petites bêtes du jardin autour de l'école (nous sommes en pleine ville, en banlieue parisienne). Nous avons récolté quelques fourmis et gendarmes, une seule petite araignée, sans qu'aucun enfant n'ait manifesté une quelconque angoisse. Pourtant, je n'ai jamais éprouvé une quelconque attirance pour la manipulation des insectes et j'avais une réelle répulsion pour les araignées (aujourd'hui modérée et raisonnée).

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