jeudi 13 novembre 2008

file d'attente 1

Quand j'arrive devant les caisses de mon hyper-marché habituel, j'ai le choix : je peux utiliser les caisses spéciales dédiées aux heureux possesseurs de la carte d'achat du magasin, ou bien préférer l'option caisse spéciale "handicapés et/ou femme enceinte", états que certains ont parfois du mal à dissocier, d'ailleurs.

C'est mon degré de fatigue autant que l'attente en perspective qui motivent la direction de mon caddy. Il peut arriver aussi que je ne me sente pas d'affronter les regards culpabilisants, voire les réflexions désobligeantes : et là, mon choix se fait tout seul, j'attends!

Ce soir-là, j'étais particulièrement fatiguée : la journée avait été longue et n'était pas encore terminée. Il y avait beaucoup d'attente aux caisses. Sans hésiter, je me suis dirigée vers la caisse spéciale, réservée également aux personnes pouvant justifier 10 articles maximum, sous condition de laisser passer les personnes prioritaires.

Question : faut-il considérer les personnes faisant moins de 10 achats dans une grande surface comme des handicapés ?

Il y avait au moins 6 personnes avec des paniers à la main. Je m'approche de la première, et, aimablement, je lui demande si elle est prioritaire. Là, première fausse note, on me répond, l'air pincé : "non, et alors ?"
"Alors, désolée, moi oui" ai-je déclaré en exhibant ma carte d'invalidité orange.
Un geste rageur a repoussé les quelques objets posés sur le tapis pour me laisser la place.
J'ai commencé à vider mon caddie en forçant l'exténuation : on se sent le plus souvent coupable quand on utilise sa carte et obligé consciemment ou non de renforcer l'idée que handicap et bonne santé sont incompatibles. J'étais fatiguée certes, mais pas exténuée. Je suis handicapée mais je ne suis pas malade. La surdité a des répercussions non négligeables sur mes capacités de récupération, parce que je dois faire preuve d'une concentration maximum permanente : mon corps, mon cerveau doivent compenser la perte sensorielle, et c'est fatigant. Je suis souvent "flottante" (vertiges légers) mais je me sens en bonne santé.

Donc, j'ai déjà vidé mon caddy à demi et je sens des agitations dans la file d'attente. Ces personnes qui ne se seraient jamais adressé la parole ont fini par monter une vraie coalition et je vois une femme sortir du groupe, venir vers moi et me lancer peu amène : "et la dame, là, elle est enceinte, elle, et vous la laissez pas passer!" Chacun a retrouvé sa place dans la file, et je me rends compte, qu'effectivement, en 4ème position, une jeune femme est manifestement enceinte...et très gênée de l'attention qu'on lui porte soudain, vu que personne n'avait songé à lui céder sa place auparavant.

Là, c'est délicat, il faut trouver la pirouette pour éviter que l'on finisse par s'insulter et en même temps, il ne s'agit pas de battre en retraite et de remballer sa carte, sa dignité et ses droits.

Évidemment tous les regards sont tournés vers moi, attendant ma chute, sauf celui de la jeune femme qui fixe plutôt ses chaussures en se demandant sans doute ce qu'elle fait là.

"C'est charitable à vous de la laisser passer, merci pour elle, venez donc vous installer derrière moi".
Elle s'est déplacée, et certains se sont aperçus alors qu'au lieu de reculer d'un cran avec moi, maintenant, ils reculaient de deux avec elle.
Ils étaient très énervés.

La caissière, un peu débordée, a fait signe au vigile qui s'est posté tout près. La tension a légèrement baissé.

C'est alors que l'improbable, l'inattendu s'est produit, ou plutôt est arrivé.
Un Zébulon aux rares cheveux blancs s'est approché en sautillant des clients de la file. Il avait à la main une carte bleu ciel et il l'a tendue sous les yeux de chacun avec un drôle de mouvement du bras, tout en émettant un laconique "han!". Arrivé devant moi, j'ai soudain compris, et j'ai extirpé ma carte que je lui ai mis sous le nez avec la même onomatopée "han!".
Et là, il a retrouvé expression humaine : "oh! excusez-moi Madame, je ne savais pas". J'ai compris alors que la carte prioritaire orange était plus puissante dans l'ordre des priorités que la carte bleu ciel. Je ne sais pas comment se sont arrangées les personnes de la file : je crois que certaines se sont dirigées vers d'autres caisses, par dépit. je ne sais pas ce qui s'est négocié entre ce monsieur et la jeune femme enceinte : à chacun de faire valoir ses droits, CARREFOUR n'est pas la Forêt de Sherwood, et je ne suis pas Robin des Bois!

Réponse à la question : j'ai rencontré beaucoup de handicapés du coeur dans les files d'attente aux caisses des super-marché, et ils n'ont pas de carte!

C'est très important pour moi d'utiliser ma carte, plus important encore que d'aller plus vite dans la corvée du passage en caisse : elle me désigne autre, différente, handicapée aux yeux qui me scrutent avec plus souvent d'aigreur que de compassion. J'ai presque l'impression de faire un acte de résistance.

En France, le handicap se camoufle et se vit presque dans la honte. Je crois avoir déjà expliqué que je luttais contre le réflexe de dire "excusez-moi, je suis sourde, je n'ai pas entendu". je n'ai pas à m'excuser d'être sourde, or c'est ce que la syntaxe induit inconsciemment. Il vaut mieux dire "Pouvez-vous répéter, s'il vous plait, je n'ai pas bien compris, je suis sourde (ou mal-entendante)". Ça n'a l'air de rien, mais ça change le niveau de la relation. Avec la 2ème formule, les interlocuteurs sont sur le même plan et communiquent avec civilité, alors que dans la 1ère, on sous-tend une hiérarchie de compétence. Cesser de s'excuser, de dire "pardon", c'est affirmer son identité entière. Le handicapé n'est pas une personne à laquelle il manque un morceau, c'est une personne comme les autres.

Il y a de nombreuses années, je suis allée en vacances en Espagne, près d'Alicante, avec un ami dont le frère était trisomique. Il avait 21 ans à l'époque et des activités qui auraient été à peine imaginables en France. Par exemple, le soir, il allait souvent en discothèque seul et il y avait toujours quelqu'un pour lui offrir une boisson sans alcool, et même le raccompagner jusque chez ses parents. Dans la journée, il fréquentait aussi un club de musculation. Il était respecté et protégé par tous et chacun.
Quand nous sommes allés à la plage, qui était des plus modestes, j'ai été très surprise : il y avait au moins 6 enfants et adolescents trisomiques avec leurs familles, et il ne s'agissait pas d'un club spécialisé ni d'une pathologie locale. Simplement, ces enfants et ces adolescents n'étaient pas confinés ou cachés. Ils faisaient partie de la société et venaient prendre du bon temps à la mer. C'est tout.
Une belle leçon d'humanité pour qui sait la déchiffrer seulement, après que j'ai entendu des voisins de parasol lancer l'air entendu : "y a vraiment beaucoup d' handicapés chez les Espagnols, on dirait pas pourtant quand on les voit en France". Évidemment, je n'ai pas résisté ici à faire preuve de pédagogie et à expliquer ce qu'il fallait comprendre. Le racisme ordinaire, c'est l'ignorance, et je ne sais pas me taire quand j'entends proférer des horreurs. A l'époque, je les entendais encore, maintenant, je les ressens plutôt. Mais le résultat est le même : je m'en mêle!

1 commentaires:

À 16 novembre 2008 à 22:19 , Blogger grenouille a dit...

mon dieu que je t'admire dans ce supermarche ,moi je n'aurais pas oser ,de peur que ce soit moi a ta place et je n'aurais rien dit (comme une andouille que je suis)
oh oui nous sommes toujours en train de s'excuser de ne pas avoir compris , ce n'est pas facile tout les jours surtout si on veux sortir de la routine(desgens qui ne nous connaisse pas )enfin quand le moral est la ,tout va mais???
si seulement je pouvais faire lire cela a plusieurs personnes qui ne comprennent pas l'handicap que nous avons ,comme tu dit il ne se voit pas mais eest tres dur parfois
gros bisous
edith

 

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