vendredi 7 novembre 2008

Elle est là !

Ça y est, c'est fait!
Mon oreille bionique est installée, comme chez elle, sous la peau de mon crâne, très localement rasé.
Je l'attendais avec impatience, je la voulais, la désirais.
Autour de moi, les "bon courage" finissaient par m'agacer, et puis je me suis rendue compte qu'il fallait que j' entende plutôt "bon voyage" assorti de "reviens-vite" affectueux et empathiques.
Parce que du courage, à aucun moment je n'en ai ressenti la nécessité. au point que je me demande si j'ai bien pris la dimension de ce que je suis en train de vivre.

Je ne sais pas combien de temps a duré l'intervention, mais je n'ai regagné ma chambre que plus de 8 heures après l'avoir quittée.

J'ai le souvenirs de réveils et d'assoupissements successifs en salle de réveil. Autour de moi, des silhouettes vêtues de blanc, bien sûr, aux gestes et aux déplacements comme ralentis. Pas d'affolement, aucune angoisse. Je ne sentais rien. Je n'entendais rien. J'étais bien. Et tout autour, le ballet rassurant d'un quotidien rodé et bienveillant.

Il parait que je ne suis pas normale : j'adore les anesthésies générales. J'adore perdre connaissance, lâcher prise, sombrer dans l'inconscience. Sans doute les réminiscences de ma "première fois". Appendicite adolescente et un magnifique, que dis-je, sublime, infirmier qui me transporte du lit au brancard ou du brancard à la table d'opération alors que je suis déjà un peu embrumée par un premier calmant. De l'origine d'un fantasme...

Cette fois-ci, ils se sont mis à deux pour m'endormir : un à l'injection, l'autre avec un masque prolongé d'une énorme poire manuelle. Pas de romantisme mais des techniciens du sommeil contrôlé efficaces et attentionnés. J'ai à peine eu le temps d'apercevoir les scans de mon oreille affichés sur le tableau lumineux. "Respirez bien fort". Et voilà, je suis partie!

Ma jeune et très blonde et très énergique chirurgienne m'a assuré que tout s'était bien passé, que la mise en place des électrodes n'avaient pas posé de problème. Il y avait en effet quelques soucis du côté d'une cochlée apparaissant plutôt très ossifiée. Mais ça, m'avait-elle dit, ce n'était pas mon problème, mais le sien. Et c'était son métier. Je n'ai jamais douté...

Le soir, petit repas d'opérée : bouillon-biscottes-yaourt-compote.
Pas faim.
Je me suis forcée un peu : la compote n'a pas voulu de moi.

Un peu de vertiges, un peu seulement...
Quelques nausées, quelques seulement...

La première nuit a été longue et pénible : une succession de positions impossibles ponctuée des surveillances hospitalières de routine aux tout juste opérés. Tension. Température. Changement des flacons de perfusion.

Le matin m'a trouvée épuisée et somnolente : je n'ai pas eu l'impression d'avoir fermé l'oeil de la nuit, sinon pour le rouvrir aussitôt.

Le Docteur LAZAR, ma jolie chirurgienne de choc, a enlevé mon turban de torture et je me suis sentie beaucoup mieux : la compression intensifie la douleur, mais sans la compression, ma tête ressemblerait sans doute à une pastèque, ou à une citrouille, en cette période!

Première journée tranquille : perf enlevée déjà, j'ai pu prendre une douche et laver mes dents. Petits bonheurs si quotidiens qu'il faut des moments comme ceux-là pour les savourer vraiment.

La nuit suivante a encore été sous le règne des somnolences inconfortables. Demain, je me fais rapporter de la maison un des petits coussins tout mous, tout doux, que j'ai acheté pour le confort des voyages un peu long en voiture.

Je sors demain.

Déjà.

Le soir, dernier soir, visite du Professeur MEYER : il me donne rendez-vous le 12 novembre à Saint -Antoine pour enlever les fils. J'espère qu'on fera le premier essai avec le processeur.

Je lui ai dit que, depuis l'opération, ma tête était le théâtre de bruits bizarres et plutôt envahissants. "Le sang, m'a-t-il répondu, c'est votre sans et sa circulation". Sans doute une suite opératoire appelée à disparaitre, comme cette absence de goût du côté implanté.

La nuit, c'est l'inconfort qui me tient éveillée, autant que les scénographies sonores auxquelles je suis convoquées.

Il y a des rugissements de tempêtes, des frisottis de vagues douces ou des fracas d'écumes.
Il y a des résonnances d'espaces vertigineux et déserts, et des chocs, des craquements, des crépitements, des explosions. Des souffles d'air courant. Des chuintements, des plocs mouillés, des ronflements insistants, des éclaboussures de cymbales, des stridulations d'insectes improbables... Toute une panoplie de bruits, de sons, de cris, qui se succèdent, s'associent, se chavauchent, diparaissent, enflent, s'épuisent et recommencent encore... C'est d'une variété infinie, d'une richesse incroyable.

C'est donc mon sang qui bat sous la peau rasée de mon crâne recousu.

Comme je suis vivante!

Mon cerveau n'est pas en reste qui se charge de dresser les décors. Hangars, portes, espaces clos, ouverts, cailloux, graviers, ruisseaux, océans...

Je suis seule dans ce cauchemar de sonorités qui se jouent de moi.

Et puis je décide de jouer moi aussi et j'échappe au supplice. Surtout ne pas lutter, laisser faire. Lâcher prise encore une fois. Et pourquoi pas, apprécier la diversité de ces opus, débrider ma curiosité : autant s'inviter à la fête de ce corps qui vit sa vie sans moi.
Me voilà errante de tunnels sombres en bunkers aveugles traversés d'éclats rouges. Au milieu de rien. Au centre de tout. Un liquide métallique roule des vagues sans fin. Eclairs. Du rouge encore.
Toutes les nuances des noirs, des gris, des blancs, et des rouges aussi, des rouges encore. Des cubes aux arêtes vives tombent, énormes, s'empilent, s'entassent, se fracassent, encore et encore. Un ronronnement de fer absorbe tout soudain. Comme un train qui s'engoufre et disparait aussitôt. Un concert de bulles de lave écarlate pulse, un clabaudement crapoteux s'installe. Les rythmes syncopés s'affadissent, les tempêtes étrécissent.
Il fait calme tout soudain. Les lueurs comme les sons, étouffés, estompés, se laissent oublier.
Les analgésiques, les antalgiques ont tout de même réussi à museler ce maelström impossible.
Je suis épuisée de cette sarabande débridée et surprenante.

Mais quelle merveille tout de même que ce corps qui m'emmène à la fête et qui me rappelle qu'il peut, malgré moi, exister...
Quelle horreur aussi ce doit être lorsque ces fêtes s'imposent et se répètent sans qu'on souhaite y être invité...

Demain, je calculerai avec le plus grand séreux, à quel moment prendre les antalgiques afin d'éviter, autant que faire se peut, un nouveau voyage vers ces frontières de l'organique dont je ne suis guère plus curieuse.