samedi 4 octobre 2008

sourde et contente de l'être!

Il y a dans ma vie des souffrances d'enfance dont j'ai sondé les profondeurs abyssales sans pouvoir les atteindre.
Il y a des pardons que jamais mes lèvres ne prononceront.
et il y a ces oreilles petit à petit démissionnaires.
Il y a aussi cette volonté, cette pulsion de vie, cette nécessité d'être là qui m'ont tenue debout, tendue ,arcboutée, figure de proue dans les embruns, insubmersible, forte, fragile. Toujours là.
Je suis comme je suis et ne me voudrais pas autrement.
Avec mes défauts, mes qualités, mes trop et mes trop peu, mes pleins et mes déliés, avec mes oreilles mutilées, atrophiées, inutiles désormais...
Je suis parvenue à apprivoiser mes excès, à museler mes peines.
Parce que j'ai entendu d'autres musiques, d'autres voix que j'étais seule à percevoir, à savoir entendre autrement, à voir, sentir, goûter, toucher, humer, tripoter, soupeser...
Parce que, finalement, je n'avais pas le choix.
Impossible de survivre à la haine.
Impossible de se nourrir de désespoir.
C'est la nuit affective, la douleur assurée, la mort éveillée.

Il y eut un jour une fulgurance comme une évidence, une pulsion de mort et de désespoir qui m'a précipitée vers la fenêtre. Prête à enjamber. Prête à sauter.
Et dans le même temps cette révélation que je pouvais être au monde autrement, que cette mesquinerie administrative haineuse qui m'avait pétrifiée, cette méprise qui m'avait fondée, je pourrais, si je voulais, la transformer, en faire du bonheur à partager.
Au téléphone, une employée qui lamine des espoirs avec inconscience, forte de ses pouvoirs et hermétique à une quelconque empathie. Je m'effondre.
Je n'ai pas sauté.
J'ai choisi la vie, ses grands et petits drames et ses petits et grands bonheurs, ses élégances et ses coups de Jarnac.
Je me sens vieille de millions de vies. mes os craquent, mon corps demande parfois mercy, et pourtant je n'en finis pas de m'émerveiller.

Chaque miette vécue s'additionne. Je n'oublie rien. Je stocke avec conscience. J'ai une mémoire d'éléphant. Je suis une banque d'évènements. J'accumule. j'engrange. Il n'y a d'autre limite que la durée de ma vie.
Avec timidité, avec avidité, j'ai appris à me connaître et à m'aimer. Survie encore.
Je ne lutte pas contre les coups du destin. J'affronte pour absorber. Je transforme, je transcende. Je fouille douleurs et frustrations. Je digère, je phagocyte.
Pas le choix. C'est ça ou tu meurs.
C'était ça ou je saute.
L'amour ne va pas de soi. Le respect de l'autre se raisonne, se construit. Le bonheur se conquiert de haute lutte contre les élans naturels de guerre.
Est-on là dans les arcanes du primitif, dans la nécessité des survies fondatrices qui ont sédentarisé les premiers chasseurs...

Sourde et heureuse d'être sourde, a-t-on jamais entendu pareille absurdité, semblable sottise...c'est presqu'une horreur...

Moi, je suis sourde, sourde je suis moi.

Je suis née entendante, et ce n'est qu'après cette fameuse crise de vertiges qui devait me tenir réfugiée dans mon appartement pendant près de trois mois, que le diagnostic est tombé : surdité bilatérale avec 50db de perte.

Ce serait une maladie sournoise qui ossifie petit à petit la cochlée avec un nom de champignon mouillé : otospongiose. Sans doute une origine génétique : vous avez des parents qui...?
Mon père, oui, il porte un appareil d'un côté et a été opéré de l'autre à la suite d'une tumeur bénigne : je me souviens, il se cognait dans les chambranles des portes, on aurait dit qu'il avait bu. Mais son chirurgien au vu de mon dossier, a récusé toute similitude. Pour mon père, il s'agit d'une surdité professionnelle.
Et puis il y a mon frère aussi qui se plaignait depuis des années de mal entendre, et qui repoussait toute visite à un spécialiste. Finalement, il y a deux ans, le diagnostic est tombé : otospongiose pour lui aussi, et implant BAHA sans passer par la case prothèses. Il a une vis en titane fichée dans la boite crânienne et les sons lui parviennent selon la technique de la résonance osseuse. Les suites opératoires ont été difficiles, paralysie faciale temporaire, perte du goût. Mia stout a fini par retrouver ses fonctions, et il est content d'avoir pu reprendre ses activités salariées et privées avec un nouveau confort auditif.
Explorer les branche ascendantes relève du défit impossible. Les ainés se perdent très vite dans les retours de captivité ou des orphelinats d'état. Disparus depuis si longtemps et si jeunes ...

Un souvenir cependant me laisse perplexe : aurais-je été sourde beaucoup plus jeune sans que l'on s'en aperçoive ? J'ai le souvenir d'un gros réveil carré aux chiffres gothiques phosphorescents la nuit, qui faisait selon toute la maisonnée, un tic tac épouvantable, au point qu'il avait été relégué sur le buffet de la cuisine. Il ne devait sa survie qu'à la hauteur de ses chiffres visibles du salon. J'affectionnais particulièrement l'objet, justement parce qu'il était banni, mais surtout, ce tic tac envahissant ne me dérangeait en aucune façon : au contraire. J'avais même fini par l'installer près de mon lit : sa sonnerie stridente me convenait parfaitement et je me sentais bercée par son ronronnement régulier. Que les autres aient été gênés et que moi, non seulement je l'ai supporté, mais aussi adopté, me laisse supposer que déjà, à cette époque, je devais souffrir d'une légère baisse auditive.
Au collège, puis au lycée, je devais me révéler particulièrement médiocre en langues étarngères à l'oral, alors que j'étais plutôt bonne, et parfois même brillante à l'écrit.

Le Docteur AYACHE m'a soignée avec infiniment de bonté et de compassion et quelques médicaments. Au bout de nombreuses semaines, vacillante, j'affrontais l'extérieur et les grands espaces déstabilisants.Comme je me suis sentie petite et fragile! la pire chose dont je me souvienne a été la terrible épreuve de la rue à traverser.
D'abord regarder à droite, puis à gauche avant de se lancer. mais ce n'est pas si simple : pour regarder à droite, il faut regarder loin, or, c'est justement le manque d'obstacle qui arrête mon regard qui me perturbe. Ensuite, il faut ramener le regard devant soi, et donc "changer d'objectif" naturel, et passer à la vision proche, avant de relancer le regard loin à gauche. Comme on se sent peu stable dans ces moments! Les yeux peinent dans l' accommodation, le cerveau freine dans l'analyse. je sens les rouages grippés. Le temps que ces opérations se traitent, il faut recommencer, parce qu'une voiture a largement eu le temps d'arriver.
La seule solution, c'est de ruser, de repérer un ou mieux, des piétons qui traversent, de leur faire confiance, et de traverser de conserve, en suivant le rythme, pour ne pas se faire semer, et en faisant attention de ne heurter personne. J'étais à deux doigts de demander qu'on me prenne par la main. mais j'ai finalement réussi, le ventre noué d'angoisses et le moral inquiet de ma dépendance.

mercredi 1 octobre 2008

retour de Turquie

Nous venions tout juste de poser nos valises. J'avais terminé de ranger dans les armoires, les linges propres. Peut-être même avais-je repris mon travail, certainement sans doute.
J'ai été emportée dans une tempête épouvantable. Un maelström de nausées et d'instabilités. Même couchée, les yeux fermés, je me sentais tanguer dans un naufrage sans fin. Je sentais mes yeux danser une folle sarabande dans mes orbites sans que je puisse rien contrôler.
Un premier médecin appelé en urgence s'est montré dubitatif : sans doute avais-je été infectée par un truc tropical. Et après avoir rédigé une lettre à un confrère de l'hôpital Claude Bernard, il me prescrît des antispasmodiques et des anti-nauséeux. Je m'abimais dans une somnolence secourable qui malheureusement ne devait pas se révéler curative, puisqu'après un ou deux jours, les malaises reprirent de plus belle malgré les médicaments.
Je me souviens d'avoir supplié qu'on appelle le SAMU, que j'allais mourir. Je me sentais de plus en plus faible et toujours emportée dans cette tourmente vertigineuse sans fin.
C'est un médecin de SOS-Médecins qui a compris tout de suite ce qui m'arrivait : il m'a fait une injection qui m'a donné quelques répits et m'a demandé d'aller consulter un ORL. Je devais souffrir de vertiges de Ménières. Mon problème devait être suffisamment urgent pour qu'il prenne la peine de prendre le rendez-vous lui-même.
Quelques heures plus tard, encore un peu shootée par les médicaments, je réussi à faire ma toilette, à m'habiller et à aller chez ce spécialiste, soutenue fermement par mon compagnon. J'ai le souvenir d'un parcours épouvantable. Je serrais contre moi une bassine de plastique bleue, celle qui ne me quittait pas depuis des jours et qui remplissait son office avec une remarquable constance. Je me souviens m'être déplacée à petits pas, courbée, le regard fuyant l'horizon pour se concentrer sur cette fameuse bassine. Même dans la voiture dans laquelle entrer s'est évélé une nouvelle épreuve, j'ai gardé les yeux sur elle. Elle étaitle seul élément stable auquel je pouvais faire confiance. Cela fait plus de 25 ans que cette crise s'est produite, mais je réalise que j'ai toujours cette bassine bleue.
Je suis arrivée chez l'otorhino après une nouvelle épreuve : monter les marches d'un escalier. Chaque mouvement me coûtait, alors se déplacer horizntalement et verticalement en même temps, c'était une vraie torture.
Quand la porte de la salle d'attente s'est ouverte, j'ai cru m'effondrer : il y avait beaucoup de monde avant moi, et j'étais si mal... Impossible de m'assoir sur un siège : trop haut, trop mou, dangereux. Je me suis installée par terre, le dos plaqué contre le mur. Sous moi, derrière moi : du dur sur lequel je pouvais compter. Je me suis concentrée sur la bassine et j'ai essayé d'oublier tout le reste. La porte s'est ouverte plusieurs fois, des gens sont sortis, d'autres sont entrés. Et puis, tout d'un coup, j'ai vu une main se tendre vers moi, saisir la mienne, m'aider à me relever.
Et j'ai été aussitôt envahie par un sentiment de confiance extraordinaire : j'ai réussi à décrocher les yeux de la bassine pour croiser ceux de celui qui me relevait. C'était un regard plein de compassion et de compréhension qui me disait aussi que je pouvais avoir confiance, qu'on savait quelles étaient mes souffrances et qu'on savait comment les guérir.

dimanche 28 septembre 2008

bonheurs et colères

Difficile de continuer à remonter le temps sans parler du présent. Parce que les évènements s'accélèrent et qu'une implantation, ça se prépare. Il ne s'agit pas, pour le chirurgien de se retrouver le scalpel d'une main et les électrodes dans l'autre, en se demandant où elles seront le mieux à leur place.
Donc, les rendez-vous se succèdent, et les belles rencontres aussi.
J'ai eu la chance d'être sourde pour pouvoir rencontrer le Professeur MEYER. Il existe des gens rares, au sens de précieux, et Monsieur MEYER en fait partie, et je suis tout à fait consciente du privilège que j'ai eu à le rencontrer.
Avec lui, je ne me suis pas sentie sourde, c'est extraordinaire parce que c'est après le rendez-vous que je m'en suis rendue compte. Tous les spécialistes de l'audition que j'ai rencontrés ou presque, otorhino comme prothésistes, m'ont toujours obligée à tendre l'oreille, à recourir à toutes les stratégies habituelles du sourd face à l'entendant, avec l'agacement et la colère en plus. J'ai en face de moi des praticiens informés et ils se comportent comme si tout allait bien pour moi. Hé, je suis là, regardez-moi vraiment : je suis sourde, articulez, parlez plus fort, non, pas la main devant la bouche, et redressez la tête quand vous me parlez, que je puisse lire sur vos lèvres...
Monsieur MEYER est grand, du moins m'a-t-il semblé alors que j'étais installée dans le fauteuil de consultation. Il a le regard franc, direct et bienveillant, qui m'a renvoyé à Monsieur AYACHE, ce premier otorhino consulté en pleine crise de vertiges alors qu'on était prêt à m'expédier à l'hôpital Clade Bernard pour explorer la piste d'un virus tropical. Le regard de quelqu'un qui sait ce que je ressens, ce que je vis, ce que j'attends, et ce qu'il peut m'offrir. Il a aussi le verbe haut et clair de qui connait ce dont il parle. J'ai rencontré un humaniste vivant, pas un pétrifié dans les livres, mais un qui vit et qui donne à vivre. Et j'ai rencontré aussi un émerveillé convaincu qu'il n'a pas fini d'explorer les mystères de cette oreille qui le passionne depuis si longtemps. Chaque patient est une rencontre unique qui alimente les champs de son savoir toujours en friche, qui l'enrichit sans le figer. Il n'est pas venu le temps des sentences et des conclusions définitives. Monsieur MEYER l'a bien compris, chaque être est différent, chaque réponse au handicap témoigne de la diversité de l'humain et il continue d'enrichir ses connaissances en sachant que jamais il ne parviendra à écrire le mot "fin".
J'ai essayé de ne perdre ni temps ni énergie à me lamenter sur mon sort. Jamais je n'ai crié à l'injustice de la malentendance. Au contraire. j'estime même que ces oreilles déficientes m'ont, paradoxalement, permis d'être plus et mieux à l'écoute des autres, et dans mon métier d'enseignante, c'est une aide précieuse et irremplaçable.
Hier, une petite (grosse?) frustration m'a permis, enfin, de comprendre ce qui me permettait de continuer à interagir dans le monde des entendants avec autant de perte auditive. Ce qui m'avait permis de vivre comme tout le monde, alors que les récits témoignent souvent de difficultés d'intégration, de dénis, de maltraitance même...

En septembre, une décision s'est imposée : impossible de faire la rentrée. J'avais toujours dit que le jour où je ne me sentirais plus capable de prendre ma classe avec toute la compétence et la sécurité requises, je saurais me retirer avec tout le tact nécessaire pour que personne ne souffre de ma défection. J'ai donc été présente le jour de la pré-rentrée, et le soir même, après avoir consulté collègues et inspecteur, j'étais chez mon otorhino afin de récupérer un congé de maladie. Le lendemain, je passais une très longue journée à l'école, alors que j'étais très officiellement en congé. Diverses activités au menu : d'abord accompagner mes petits de l'année dernière dans leur nouvelle classe et auprès de leur nouvel(le) enseignant(e). Avoir SA "maîcresse" de l'année dernière, qui est aussi LA première, ça aide à accepter ce nouveau départ. Cela m'a permis, si j'en ai jamais douté, de constater que je n'entendais vraiment plus rien de compréhensible et que j'avais pris la seule et sage décision possible. Le contact avec les parents a été à la hauteur de nos relations habituelles, chaleureux, pleins d'encouragements et de manifestations d'estime et d'empathie.
Ensuite, je suis allée mettre un peu d'ordre dans la classe afin de faciliter l'installation de ma remplaçante. A midi, je suis allée acheter du matériel à IKEA afin d'aménager un système de rangement permettant, d'une part, de libérer le plan de travail de mon bureau, toujours encombré d'outils scripteurs divers, et d'autre part, de garantir un ergonomie parfaite dans l'accès au matériel de peinture. L'après-midi, ma remplaçante est arrivée, et j'ai pu lui expliquer comment je gérais ma classe, tout en l'assurant qu'elle pouvait faire ce qu'elle voulait de ces informations : elle était désormais chez elle, jusqu'à ce que je revienne. Elle pouvait piocher dans mes archives personnelles autant qu'elle voulait. Je rechigne à me dire "artiste", mais c'est comme cela que me qualifient ceux qui me croisent. J'ai donc mis à sa disposition des créations originales, de même qu'un mode de fonctionnement qu'elle ne trouvera nulle part ailleurs. Je me suis tenue à ce que je lui avais dit : je ne mettrai pas les pieds dans ce qui était ma classe jusqu'à ce que je me sente à nouveau apte à assurer mes fonctions. Je n'y suis revenue qu'une seule fois pour achever la décoration du coin bibliothèque : une nécessité qui s'est imposée le jour de la pré-rentrée et alors que je savais que je partais pour un long congé.

Dès ce jour, je n'avais pas manqué de signaler que je tenais absolument à être là pour la traditionnelle première réunion d'information aux parents. J'avais senti des réticences aussi, les 3 autres fois où j'ai dû retourner à l'école, j'ai encore insisté sur mon désir d'être là, non comme un caprice, mais comme une nécessité imposée par le fait que je suis, reste et demeure l'enseignante titulaire du poste, et que je devrais le retrouver dans le courant de l'année scolaire. Autant que les nouveaux parents connaissent ma tête! A chaque fois, je me suis fait préciser la date. A chaque fois, j'ai senti qu'on se faisait violence pour me communiquer ces informations.

Tous les ans, nous organisons 2 matinées d'informations, en distinguant les petits des autres sections, pour une question tout à fait pratique : les enseignants non concernés pouvant assurer la garde des enfants dont certains parents ne peuvent confier la garde à un tiers durant ce temps de réunion. Et la réunion commence, stratégiquement, à 10h, parce que c'est samedi, et qu'on espère un maximum de parents. Plus tôt, c'est trop tôt pour un week-end!

Mais cette année est particulière : il n'y a plus d'école le samedi matin, et ces matinées font l'objet d'une planification très contrôlée par l'administration. C'est ce que j'ai appris hier matin. Je m'apprêtais à me rendre à cette réunion pour 10h, comme d'habitude, quand j'ai été prise d'une vraie fulgurance : à 8h50, je réussis à joindre l'école et on ne pût me cacher que la réunion était sur le point de commencer, mais que je n'avais pas à y assister, vu que j'étais en congé de maladie!. Il est clair que, volontairement, on ne m'avait pas informée, mais qu'on ne pouvait tout de même pas me raconter des mensonges. Foin de mon petit déjeuner, je sautais dans mes vêtements après une toilette de chat, et me retrouvais dans un préau très très rempli : les 2 réunions habituelles étaient fusionnées en une seule, selon les nouvelles directives administratives.

J'ai rejoint les collègues assises face à l'auditoire, et entourées de tous les personnels intervenants dans l'école, hors les personnels de service. Je suis arrivée juste à temps. Ma directrice-collègue a pris la parole en annonçant qu'elle allait présenter les membres de l'équipe. C'était moi la première. Après l'énoncé de mon nom et de mes qualités, j'ai demandé à prendre la parole et j'ai fait ce que j'avais dit que je ferais, ni plus ni moins. Il n'y avait pas là de quoi me priver de cette réunion!

"Je suis en congé de maladie, mais je ne suis pas malade. Je suis une enseignante handicapée, et je pense que les enseignants comme moi sont suffisamment peu nombreux pour qu'on puisse le souligner. Je suis malentendante, je préfère dire sourde. En juin dernier, j'avais perdu 95db, en septembre, j'étais à -100, et mon dernier audiogramme, il y a une semaine a accusé une perte de 110. Je suis appareillée, mais à ce niveau, cette technologie m'est de peu de secours. J'entends tout juste ma propre voix. Je suis dans l'attente d'un implant cochléaire, une petite merveille de technologie qui devrait me permettre de réentendre suffisamment pour pouvoir reprendre mes activités et même, un jour, de réécouter de la musique. J'ai été remplacée par ma collègue S. Je sais que vos enfants sont entre des mains compétentes. Je tenais à ce que vous puissiez mettre un visage sur le nom de la titulaire de la classe. Je reprendrai mes fonctions dès que je maîtriserai ma nouvelle oreille bionique".

Je me suis éloignée du groupe pour partir. A ce moment les parents ont spontanément applaudi et j'ai pu lire sur les lèvres des visages dont j'ai croisé les regards tout un tas de "merci" et de "bon courage "et même des "à bientôt".
A la porte, une petite fille en larmes s'est jetée dans mes bras : elle ne voulait pas que sa maîtresse s'en aille.
Et j'ai compris, à ce moment, comment et pourquoi j'avais réussi à assurer ma classe avec une telle perte auditive.

Je regrette seulement de n'avoir pas eu cette révélation quelques minutes auparavant. J'aurais remercié les parents de leur respect, de leur confiance sans faille, de leur patience, de leur empathie, de leur affection. Ce sont eux qui m'ont permis de rester debout et digne et humaine, eux que chaque début d'année, à chaque réunion, je remerciais de me confier leur enfant en les assurant que nous avions tous le même souci : les faire grandir dans la joie de vivre, l'harmonie et la connaissance. Je n'ai jamais éludé un problème, et chacun a vite compris que je n'épargnerais pas les adultes si l'intérêt d'un enfant était en jeu. Il est difficile de rencontrer 100% d'adhésion, mais le taux d'échec de ce mode de confiance avoisine le zéro.

J'ai oublié tout de même une personne extrêmement discrète et efficace avec laquelle on pourrait presque évoquer une fusion, si elle n'avait conscience des limites de sa fonction. N., mon atsem (quelle terme barbare et réducteur pour évoquer l'ange gardien de notre bien-être matériel), a été bien plus que l' atsem de la classe. Elle a fait bien plus que laver les pinceaux, changer les petits accidents de la vie, et installer les lits de la sieste. Elle a été mes oreilles quand les miennes faisaient défaut, elle a fait le lien avec les parents avec efficacité et discrétion, elle a pallié à mes incompréhensions, non seulement avec patience, mais aussi avec respect et je pense, affection.
Je sais qu'elle souffre de mon absence. elle avait les yeux rougis la dernière fois que nous nous sommes vues. Elle sait qu'elle ne retrouvera jamais une maîtresse aussi "folle" que moi. Un parent m'a dit un jour : vous êtes une originale et c'est pour ça et comme ça qu'on vous veut et qu'on vous aime. Avec N., j'improvise des sketches, nous jouons des mini-scènes pour mettre en place des exercices. La première fois que j'ai extirpé de mon tiroir coincé une souris grise en plastique dur, vestige d'un halloween passé, en la tenant d'un air dégoûté par la queue, elle a eu un cri spontané qui a désamorcé la peur des enfants et les a fait éclater de rire. J'ai ensuite sorti une 2ème puis une 3ème souris qui ont fini accrochées par une pince à linge sur le grand fil tendu en travers de la classe. 3 souris pour le chiffre 3 que nous apprenons aussi, dans la lancée, à décompter sur les doigts. La collection s'étoffera dans les jours qui suivront d'autres accrochés de consistance différentes pour enrichir, non seulement le domaine des math, mais aussi vocabulaire et expériences sensorielles : 1 sorcière rigolote sur un minuscule balai, 2 rats (un beige rosé en peluche douce (IKEA) et un autre hyper réaliste en caooutchouc rempli de sable, donc au contact assez étonnant, ni vraiment mou, ne dur non plus).
Tous les ans, cette scène se reproduit, en oactobre, au moment privilégié de la petite collation. Et tous les ans, N. crie d'horreur en me voyant sortir une souris de mon tiroir.
Les parents sont parfois un peu surpris par la nature des "accrochés", mais comme cela se passe au moment d'Halloween...finalement, c'est moins pire dans ma classe que dans certaines vitrines! L'année dernière, comme je n'arrivais pas à retrouver ma sympathique petite sorcière, une maman m'en a rapporté une, avec des yeux rouge qui clignotent et et un rire terrible qui jaillit quand on lui appuie sur le bras droit. Un enfant a eu peur (il y avait de quoi, tout de même). J'ai rangé la sorcière pour la ressortir parfois à le demande. Petit à petit, cette sorcière maîtrisable puisqu'on pouvait l'enfermer dans le placard, a conquis jusqu'à mon petit effrayé qui a fini par vouloir la faire fonctionner aussi. Ce jour-là, elle a gagné sa place parmi les accrochés.

A la fin de l'année, les élèves manipulent tout un tas de petites bêtes en plastique qui font pousser des cris à bien des adultes. En mai dernier, c'est avec des regards d'entomologistes que mes élèves sont partis à la chasse des vraies petites bêtes du jardin autour de l'école (nous sommes en pleine ville, en banlieue parisienne). Nous avons récolté quelques fourmis et gendarmes, une seule petite araignée, sans qu'aucun enfant n'ait manifesté une quelconque angoisse. Pourtant, je n'ai jamais éprouvé une quelconque attirance pour la manipulation des insectes et j'avais une réelle répulsion pour les araignées (aujourd'hui modérée et raisonnée).