dimanche 16 novembre 2008

L'enveloppe à Bisous

Cela fait longtemps maintenant que je ne peux plus prononcer le mot de maman en parlant et même en pensant à ma mère.
Certes, il y a des raisons à son comportement, mais quel qu'elles soient, elles expliquent, mais elles n'excusent pas.
Je n'adhère pas à la thérapie du pardon quand c'est la victime qui doit le demander.
Ma mère est verrouillée sur ses souffrances : elle seule en a la clé, j'ai mis des dizaines d'années à le comprendre et il y a peu que j'ai jeté l'éponge.
Toute cette énergie, tout cet amour qu'un enfant porte en soi et qui n'a pas réussi à séduire son objet, me permettent de mieux ressentir les besoins des autres, de mieux les comprendre, de mieux les entendre, d'autant plus que je suis sourde. et c'est là tout le paradoxe!
Et lorsqu'un enfant souffre, aussi légère soit sa souffrance, je le sais, je le sens et lui sait et sent qu'il peut compter sur moi, pour mettre les mots sur ses maux, et pour lui venir en aide.
Et c'est comme ça, que, par hasard, j'ai eu l'intuition de l'Enveloppe à Bisous.

Je suis une créative. On me dit artiste. C'est un mot dont j'use toujours avec précaution : je crois qu'il s'agit d'une qualité, mais pas d'une profession, et que l'on n'est artiste que dans la mesure où autrui vous perçoit comme tel.

Je me sens comme un trou noir qui absorberait, qui engouffrerait avidement, presque sans discernement, tout ce qui se présente. Ma surdité a sans aucun doute exacerbé ces facultés. Je suis comme à l'affût. En permanence.

Pour vivre, survivre, dans le monde des sons communicants, dans l'univers des bien-entendants, je me goinfre de livres, d'images, d'émotions. J'observe, je scrute, je trie, j'engrange, je stocke. Je ne jette rien. Je me sens comme une encyclopédie de l'hétéroclite, une compilation de nécessaires et de superflus, une banque de l'improbable et un puits de certitudes à toujours remettre en question. J'y avance en confiance et avec précaution : il ne s'agit pas de se servir dans l'urgence quand on travaille sur de l'humain et en même temps, il faut le plus souvent être dans l'immédiat, dans l'instantané.

Il y a peu, au gré de l'à propos douteux d'un reportage télévisé diffusé 3 semaines après la rentrée des classes, on demandait à quelques enseignants les trucs infaillibles qui leur permettait d'accueillir avec succès leurs petits élèves le jour de la rentrée. Il faut sans doute comprendre par infaillible et succès, un premier jour vécu surtout sans drame et sans larmes. Or, tout ce qui était proposé était plutôt une sorte de course à l'oubli, de noyade dans des activités destinées à gommer le temps entre l'au revoir du matin et les retrouvailles du midi ou du soir.
Je n'adhère pas à ces pratiques : les enfants n'ont pas à être leurrés, occupés dans la crainte de s'apercevoir que maman n'est plus là, que papa est parti.
Des larmes, c'est normal, pas de larmes, c'est normal aussi : il n'y a pas de normes, juste des être humains, vivants, capables d'émotions et de désirs, même s'ils sont petits. Et ce n'est pas parce que l'adulte est angoissé que l'enfant doit répondre à son angoisse par l'attitude qu'on attend de lui : le coup de foudre immédiat, l'enthousiasme instantané pour un lieu et des adultes inconnus, et des activités nouvelles.
La première journée est une journée bizarre : il faut plus accompagner les parents que les enfants. J'essaie de dédramatiser en affichant des recommandations pratiques et humoristiques destinées à rassurer. Ce sont d'abord les parents qui prennent la dimension des lieux. En accrochant le manteau, en inscrivant un prénom sur le tableau de cantine, petit à petit, ils intègrent l'idée qu'ils vont laisser leur enfant sans l'abandonner. Pour finir, sur le chemin de la sortie, je laisse toujours une boite de mouchoirs, pour les "grands" avec un premier message : "surtout, avez-vous bien dit "au revoir" et un autre les autorisant à écraser une larme.
Ce sont les parents qui me donnent le plus d'émotions ce jour-là. Et parfois, lorsque leur détresse est trop forte, je la ressens si fort que mes narines picotent. Et je m'assoirais bien avec eux pour renifler un coup et leur dire que tout va bien, que je les comprends, que je suis avec eux, et qu'il peuvent me faire confiance parce que nous avons le même but : faire grandir leur enfant, dans la joie de vivre et les plaisirs de la connaissance.
Et la journée se passe toujours bien : il y a bien quelques moments un peu délicats, lorsqu'on change d'activité, mais globalement, déjà, la classe fonctionne. Les pleurs sont respectés, accompagnés avec tact : c'est que nous ne nous connaissons pas encore!
Je démarre la séduction par une petite collation : s'assoir ensemble pour boire un verre d'eau ou de lait, et pour croquer les oreilles d'un petit beurre, c'est déjà installer les premiers repères. Ensuite, je fais le coup des "pompiers" : avec un feutre noir, je dessine sur mes 2 pouces deux yeux, un nez et une bouche (une qui rigole, et une pas contente), et je commence ma comptine. Inévitablement, un premier enfant demande que je lui tatoue les pouces, et puis un autre, et nous voilà, ma N, et moi, en train de dessiner des pompiers sur tous les pouces de la classe ou....presque! Parce qu'il y en aura toujours quelques uns qui refuseront : ils ne sont pas encore avec nous. Ils sont encore avec papa et maman. Il faudra quelques jours pour que tout le monde ramène ses doigts noircis à la maison, mais ça viendra! Et il y aura plus de bouches qui rigolent que de bouches pas contentes. Et jamais un enfant n'a fait dessiné une bouche pas contente sur ses deux pouces!

Pour les chagrins qui persistent, j'ai ma botte secrète : l'Enveloppe à Bisous,
une de mes inventions que j'adore, tellement simple qu'on se demande pourquoi on n'y avait pas pensé plus tôt, avec tout ce qu'il faut d'amour et de poésie! Exactement comme j'aime.
Évidemment, cette Enveloppe Extraordinaire a une histoire.
Tout a commencé le jour où ma fille a été invitée, par une voisine, maman d'une de ses copines de classe, à passer une dizaine de jours près de Guérande, dans leur petite maison perdue au milieu des salants (le détail a son importance). Clémentine, à 3 ans, ne nous avait jamais quittés, même une seule nuit. C'est dire si l'aventure revêtait un caractère d'expédition du bout du monde. Elle avait très envie de partir, tout en étant un peu angoissée à l'idée de nous laisser. Moi, j'étais contente pour elle : elle allait enfin pouvoir respirer ailleurs que dans le cocon familial. Je voulais qu'elle emporte avec elle quelque chose qui lui dise vraiment que je pense à elle et que je l'aime. C'est comme ça que je me suis retrouvée les lèvres au-dessus d'une enveloppe, à faire claquer des bisous, que je me suis empressée d'enfermer de crainte qu'ils ne s'envolent. Je l'ai fait devant elle et j'ai glissé l'enveloppe dans sa valise.
La voilà donc partie... A l'époque, il n'y avait pas encore de portable, et dans ce coin de France, les télécommunications en étaient encore à l'âge de pierre : dans cette petite maison de vacances, il n'y avait pas le téléphone, et il fallait se rendre à la cabine publique. Donc, en fin de journée, j'attendais toujours le "on est bien arrivé", et je ne pouvais joindre personne. Le lendemain matin, je suis allée à mon travail l'estomac plutôt noué. Le soir, toujours rien, et pas de message sur le répondeur. Mon mari prenait cela avec philosophie, trouvant mes inquiétudes exagérées voire grotesques. Par l'intermédiaire d'amis communs, j'ai réussi à obtenir une adresse et envoyais donc un télégramme téléphoné. Cela faisait 3 jours que nous étions sans nouvelles.
Quand l'opératrice du téléphone m'a contactée quelques heures plus tard, j'étais à 2 doigts de "péter les plombs" : on ne pouvait distribuer le télégramme dans ce secteur et la teneur laissant penser qu'il pouvait y avoir quelque chose de grave, elle préférait me prévenir. J'étais prête à appeler la police, mon mari me traitait de folle : j'ai fini par foncer vers Guérande en voiture, mon mari en remorque, incapable de me raisonner et commençant même à s'angoisser un peu (quand même!). Je n'ai jamais roulé aussi vite! Il pleuvait, c'était un jeudi d'Ascension, il y avait une circulation d'enfer. Mais il fallait que je voie ma fille, que je l'entende, que je la touche.
Évidemment l'arrivée a été plutôt mal vécue par nos hôtes : Clémentine allait bien et on ne nous avait pas appelé justement parce que tout allait bien. Et puis, on n'avait pas voulu la perturber en lui faisant parler à ses parents au téléphone : on avait peur qu'elle pleure!
Nous sommes repartis avec elle, aussi vite que nous étions arrivés. Nous avons trouvé un gîte en urgence et le lendemain, direction les manchots de l'aquarium pour nous détendre. J'ai un souvenir de teurgoule absolument merveilleux qui doit certainement beaucoup au ravissement d'avoir retrouvé ma fille. Pour les néophytes, la teurgoule est une spécialité bretonne délicieuse et très calorique : du riz, du lait, du sucre, et on fait cuire longtemps à four très très doux. Pas régime du tout!
Il s'est avéré que mon enveloppe avait rempli bien plus que sa mission : Clémentine a souffert qu'on ne lui parle pas de ses parents, d'autant que sa copine avait les siens. Alors, dès qu'elle pouvait, elle promenait l'enveloppe sur sa joue et plaquant son oreille, elle entendait les bisous bisouiller doucement.

Plus tard, j'ai essayé d'expliquer ce que j'avais ressenti, je me sentais même coupable de mon excessivité mais mes voisins se sont trouvés si blessés, même humiliés, que nous ne nous sommes plus contentés que de simples relations de voisinage. Pour moi, tout de même, il était incroyable qu'on ait pu nier à ce point les besoins d'une enfant.

Cette enveloppe a été à l'origine donc de mes Enveloppes à Bisous de l'école.

J'ai commencé à les mettre en pratique lors des fêtes des mères, dans ma classe. Mes élèves décoraient une enveloppe de kraft, et le jour-dit, assis côte à côte sur les petits bancs, tous le nez plongé dedans, ils faisaient résonner les bisous.
Et puis je me suis rendue compte qu'il fallait un mode d'emploi à ce cadeau, parce qu' inévitablement, il y avait toujours une maman qui arrivait le lendemain, l'enveloppe ouverte à la main : "vous avez du oublier quelque chose, il n'y avait rien dedans!". La parade a été immédiate, je me demande encore comment j'ai pu trouver de cette pirouette, sans doute à cause du regard désespéré de l'enfant. "Vous avez du l'ouvrir trop vite, les bisous se sont tous envolés, pourtant, je peux vous l'assurer, votre enfant en a mis beaucoup dedans, et ça faisait même beaucoup de bruit". La maman réalise alors sa gaffe (c'est pas bête, une maman, souvent juste un peu débordée) et comme je ne veux pas la laisser en difficulté, j'ajoute : "mais ce n'est pas grave, on va en faire une autre". Ouf, tout le monde est sauf! Et j'ai droit à un regard de l'enfant, mais alors un regard....

Cela fait plus de 15 ans que l'enveloppe à bisous fait partie de mes stratégies de "maîcresse" d'école, et cette année encore, elle ne va pas chômer. Quand une maman est partie trop vite, quand il manque un câlin, je ne détourne jamais l'attention de l'enfant, je ne lui propose pas d'oublier son chagrin, au contraire, je mets des mots dessus. Je dis doucement : tu as un chagrin? tu veux ta maman? tu voudrais lui faire un bisou? Tu la verras ce soir, elle est au travail, elle a plein de choses à faire pendant que toi tu apprends à grandir. Mais si tu veux, ton bisou, on peut le mettre dans une enveloppe, et tu lui donneras ce soir.
Eh bien, vous savez quoi? ça marche! Les bisous dans les enveloppes, on les entend! Et le soir, on ne l'oublie pas. Moi, j'ai déjà prévenu les parents...et tout le monde est content!

Et puis un jour, j'ai écrit une petite poésie pour aller avec, et puis un autre jour, on m'a demandé une belle enveloppe pour l'offrir...
Et puis un jour, j'en ai vendues lors d'une exposition : j'ai été stupéfaite du succès, et ravie de voir qu'autant de monde puisse être sensible à la poésie de l'objet.

J'ai même eu la surprise de retrouver une partie de ma poésie d'accompagnement citée sur internet. L'auteur du blog a eu le soin délicat de mentionner mon nom. Et cerise sur le gâteau, c'est une jeune fille de 16 ans, ce qui me fait très plaisir : les ados sont un public très difficile à séduire.