lundi 23 mars 2009

Intolérance intolérable

Que va-t-on faire de moi maintenant que je suis sourde, implantée et désormais inapte aux bruits...
Il y a des gens qui pensent que comme je suis active en conversation "intime", je ne suis pas si sourde que ça. Et pour ne citer que le plus légalement proche de moi, je ne suis sourde que quand je le veux bien, quand ça m'arrange.
Pas étonnant qu'avec de tels discours qui perdurent dans la bêtise, l'ignorance et la mesquinerie, on ait fini, autrefois, par confiner les sourds dans des asiles. Parce que s'ils ne l'étaient assurément pas, être en butte permanente avec de tels comportements doit finir par un inévitable repli sur soi et retrait social.
J'ai mis plus de 20 ans à progresser d'une surdité révélée à 50db de perte jusqu'au seuil actuel de -120. Même appareillée, même implantée, je reste sourde. Il n'y a que les bien-entendants et les mal-pensants pour croire que l'appareillage me ramène à leur monde des sons. J'ai le mien qui n'est pas le même que le leur, et je m'en accommode pour ne pas rompre le lien. Mais eux, que font-ils pour m'accueillir, me respecter ou simplement m'écouter...je suis amère aujourd'hui.
Je suis fatiguée de tous ces efforts qui me maintiennent dans la communication sans que l'on puisse les percevoir.
On les applaudit les athlètes des Jeux Paralympiques, on voit, on touche la nature du handicap. Mais un sourd...que peut-on imaginer de son monde, de sa vie...
Chaque seconde qui passe est active. Il est contraint d'être en état d'alerte permanente, pas question de se laisser aller sinon c'est la rupture sociale.
Je me souviens d'une émission de télé réalité qui permettait à un individu d'endosser la vie d'une autre personne. Intéressant mais limité parce que limité dans le temps. Je ne me souviens pas que l'on ait proposé à quelqu'un de devenir sourd pour une journée. De toutes façons, ce n'est pas télégénique. Mettez quelqu'un de valide dans un fauteuil roulant, et vous compatirez naturellement devant les trottoirs crottés. Posez des lunettes noires sur son nez et donnez lui une canne blanche, nul doute que vous saurez l'accompagner avec empathie dans ses déplacements périlleux. Mais s'imaginer sourd, c'est impossible ou du moins, on veut bien se boucher les oreilles pour échapper à des bruits incommodants, mais de là à se priver des bruits de la vie alors que tout fonctionne, il faudrait être fou.
Personne ne choisit d'être handicapé.
Personne ne choisit d'être sourd.
Reste, comme j'aime à le répéter, à faire du positif avec du négatif.
Il existe des sociétés où le handicap est vécu comme une manifestation divine, un don des dieux. Il existe des sociétés où les handicapés ont leur place naturellement.
Ailleurs, c'est l'instinct de survie, sauf que les jungles hostiles ont fait place à des communautés résistantes et à des méandres de dénis légaux.
Pourquoi le handicapé dérange-t-il autant alors qu'il n'aspire qu'à participer à la grande aventure humaine et sociale?
C'est vrai qu'un fauteuil roulant, ce n'est guère esthétique, c'est vrai qu'une gestuelle mal coordonnée peut inquiéter, mais n'est-ce pas simplement parce qu'on n'a pas appris dès l'enfance, à accepter la nature humaine dans toute sa diversité sans recourir aux notions de manque qui implique inévitablement le négatif.
La route est longue sur les chemins de la tolérance : il a fallu des siècles pour que les femmes et les noirs se voient concéder une âme. Et les combats sont toujours d'actualité. La confiscation de l'identité d'une minorité est un vertige dangereusement humain. Et quand on sait que l'histoire fourmille de groupuscules animés d'idéaux brumeux qui parviennent à diriger les foules avant de les digérer...il n'est pas étonnant que les valides peinent à accorder aux in-valides les mêmes droits au même titre que les mêmes devoirs.

Alors, maintenant que je ne puis plus exercer mes compétences pédagogiques devant une classe, que va-t-il advenir de moi?
Comment la machine administrative va-t-elle choisir de me digérer, pardon, diriger?

Je monte un dossier...Je sollicite chirurgien et audiologue. Je rencontre médecin de prévention et assistantes sociales. Je suis à la fois assommée et aiguillonnée par la tâche qui m'attend.

J'ai compris qu'il allait falloir être fin stratège : pas question de se lancer dans cette bataille en étant persuadée que son issue sera inévitablement conforme à mes nécessités. Et même si la surdité, le handicap en général ne peuvent être qualifiés de volontaire, cela n'engage en rien l'administration. Il y a des postes auxquels correspondent des tâches, assortis d'une palette de procédures de recrutement. Il y a des règlementations qui codifient et dégagent les responsabilités en neutralisant les consciences.
C'est si confortable de faire rentrer des carrés et des ronds dans leurs cases respectives...où ranger la poire quand on n'a que 3 saladiers pour trier pommes rouges, pommes vertes et pommes jaunes!
Je ne pensais pas retrouver ici cet exercice qui inaugure, dans ma classe, l'entrée dans un vrai travail scolaire. Et pourtant, il s'adapte parfaitement à la situation. Quant au choix de la poire qui joue l'élément perturbateur, en véhiculant sa différence, ç'aurait pu être un autre fruit d'automne, mais finalement, sa signification sémantique a sans doute joué inconsciemment dans mon choix qui se révèle alors pas si anodin que cela.
L'exercice commence par un petit spectacle, comme souvent. Je joue à la marchande avec Nathalie. Je mime ma visite au marché. Nathalie est absolument parfaite. La classe est sous le charme au point que quand la scènette se termine, les applaudissements fusent spontanément. On applaudira beaucoup dans ma classe, toute l'année durant. Les élèves expriment toujours assez vite ce qu'ils doivent faire avec ces pommes de 3 couleurs, surtout qu'ils disposent de 3 saladiers. Maintenant que j'analyse la situation de cette façon, je pense que si je devais refaire cet exercice, j'ajouterais un 4ème saladier, au lieu de laisser la poire "sur le tapis", ou du moins, je l'aurais en réserve. Je me souviens qu'il est arrivé que des enfants envisagent cette solution, mais d'une part il aurait fallu aller en cuisine en récupérer un, et d'autre part j'étais si centrée sur mes pommes et leurs 3 couleurs que j'ai éludé l'intégration possible du vilain petit canard!

En tous cas, pommes et poire terminent leur existence de la même manière : observées, touchées, senties, lavées, coupées, commentées, goûtées, mangées! Et il y a même des enfants qui préfèrent la poire! SI, si...

A moi donc de trouver, d'inventer ce saladier pour m'installer, puisque je ne rentre plus dans les récipients règlementaires.